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Je devais avoir 16 ou 17 ans. Je terminais mes études secondaires au Lycée Dumont d’Urville. Je découvrais la philosophie. A cette époque, je lisais beaucoup de livres. Je ne vous parlerai pas de tous ces livres qui m’ont un temps encombré l’esprit, je les revois, parfois avec un sourire, dans des lieux où on trouve des livres.

Je voudrais vous parler d’un homme, beaucoup plus âgé que moi, et qui fit peut-être plus pour mon éducation que tous les auteurs de philosophie ou de littérature.

Cet homme s’appelait Sophocle. Je pense qu’il était grec, mais je n’en suis pas absolument certain. Peut-être était-il, au fond égyptien (un grec d’Egypte ?). Parfois, il se prétendait Turc et, avec le recul, je pense là qu’il plaisantait.

Je n’aimais plus le Lycée. J’avais l’impression d’y perdre mon temps. Ce qu’on m’enseignait, la façon dont on nous l’enseignait et ce à quoi on nous préparait généraient chez moi une immense fatigue. Je trouvais cela ennuyeux, sans perspective, poussiéreux, usé.

Je n’accrochais plus. Je me contentais de lire mes livres et d’essayer d’imaginer une autre vie plus intéressante, mais je n’arrivais pas à l’imaginer.

Alors je me suis mis à sécher les cours. Je n’avais jamais été un élève rebelle, ni indiscipliné. J’avais eu un parcours scolaire sans faute, plutôt brillant. Il y avait une certaine confiance de la part de mes proches et du corps enseignant à mon égard. Aussi, je parvins assez facilement à rédiger des mots d’excuse, soit de ma mère, soit du surveillant général dont j’imitais à merveille la signature, pour élargir les périodes d’intercours. Cela marchait parfaitement. Je m’en rendis compte beaucoup plus tard, quand à nouveau, j’eus à tricher avec des horaires imposés et soi-disant contrôlés : tout le monde s’en fout. On doit pouvoir passer toute une vie dans le mensonge de son emploi du temps, mais pas une seconde dans la trahison de ce qu’on est vraiment. Cela, Sophocle me l’apprit et c’est pourquoi j’ai gardé de lui une image d’homme sage, parce qu’il ne trichait pas avec lui-même et qu’il m’encouragea à faire de même.

Quand j’ai commencé à sécher mes cours, je me suis vite rendu compte qu’il allait m’être impossible de passer tout ce temps, comme je l’aurais fait si j’avais été régulièrement « campo » Je devais me cacher, ou a minima être discret.

Cela m’obligea à chercher des itinéraires différents de ceux empruntés habituellement, à user de chemins de traverse, ou à me réfugier au fond de bars où je n’allais jamais.
Je me mis à fumer. Tirer sur ma gauloise sans filtre, seul, dans des quartiers méconnus, au lieu d’être en classe pour me farcir une de ces énièmes leçons sur l’évolution créatrice de Bergson, me semblait le début de la liberté et de quelque chose de très important.

Tu peux tout perdre, disait Sophocle, tout : tu ne perdras jamais ta liberté.

En commençant par m’éloigner des centres où je me rendais d’habitude, je fis un pas de côté, sans m’en apercevoir. Je n’avais pas renoncé à passer mon baccalauréat, je contestais la façon d’y arriver et comptais, à la fois, sur mes acquis, des lectures hors programme et le hasard des sujets pour sauter l’obstacle sans effort.

Mais mon nouveau mode de vie m’apportait beaucoup plus. En ayant franchi ce « Rubicon » de la règle, inconsciemment, je m’étais reposé la question, de la vie qu’on pouvait bien vouloir mener.

Au début, je m’absentais une fois par semaine puis je me mis à utiliser d’autres stratagèmes plus élaborés et ainsi mes temps d’absence rivalisèrent au coude à coude avec mes temps de présence, puis les surpassèrent.

Peu à peu je m’organisai. Au départ, je cherchai à m’éloigner le plus vite possible du Lycée, pour éviter d’y croiser des camarades, des parents, des professeurs qui auraient pu s’étonner de ma présence dans la rue à cette heure inhabituelle et surtout, si souvent. Je m’éloignais, en prenant des directions différentes, selon les jours. Mes pas me menaient dans des endroits tout à fait inconnus et étonnants. J’abordai des zones industrielles avec des cimenteries pleines de poussière, des entreprises de déménagement et de garde-meubles dont les camions prenaient leur tour le long des quais. Une autre fois, c’était plutôt une minuscule vallée charmante, lovée dans la ville, où on ne pouvait accéder qu’à pied et où tout un peuple de gens aux habits colorés semblait cultiver des jardins. Un autre jour, je ne sais trop comment, j’arrivais à la mer.

Ces errances, rendues nécessaires par cette double-vie que j’avais commencée à mener, me firent voir la ville autrement. Loin d’être cette figure de géométrie allongée entre la colline et la mer, suffisamment structurée pour qu’on puisse prétendre la connaître à la lecture des cartes, elle avait une existence en deçà des lignes, de véritables mondes s’organisant comme de petites sociétés avec un clocher, un café, une place, des coutumes, des fêtes, un langage. Je ne savais pas identifier à qui j’avais vraiment affaire, mais il était clair que ceux du café d’en haut n’avaient rien à voir avec ceux du café d’en bas.
Pour me convaincre de cette trouvaille, je tentais, au cours de mes promenades buissonnières, de repérer les passages d’une ambiance à une autre, l’instant où dans le quartier de l’une venait pointer la corne de l’autre, à quel moment le changement des odeurs s’opérait, où se trouvaient les signes de rupture, tournant de la rue, hauteur des maisons, présence de citronniers, numéros des bus, bruits, silences,
Parfois un hameau se découvrait, comme un oasis avec sa personnalité étrangère aux terres qui l’entouraient. Et j’avais l’impression d’être à nouveau perdu, comme dans un désert avec toute la promesse de l’Inconnu, derrière les dunes.

Ainsi je m’offris une cartographie des quartiers délimités par l’impression poétique qu’ils me délivraient, quand je les abordais, les traversais, puis les quittais, pour me plonger dans un autre.

Un jour, étant très éloigné de mes bases, j’entrai dans un café. Tout d’abord, je crus qu’il était vide, personne à la terrasse, personne derrière le comptoir, personne dans la salle si bien qu’entendant derrière moi : « Bonjour ! », je sursautai.

C’était la voix d’un homme, je me retournai et vis ce visage brun, souriant, assez doux, aux yeux vifs, qui me regardait.

Il répéta : « Bonjour! »

Je répondis rapidement « Bonjour », et comme je m’inquiétais de l’absence du patron ou d’un serveur, je m’apprêtais à ressortir quand l’homme me dit : « Assieds-toi, tu as le temps non ? Quand on est jeune, on a le temps ? » Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Sophocle.

Cette rencontre fut miraculeuse dans ma vie de jeune homme commençant à peine à percevoir que les murs de l’oppression sont en nous.

Elle lui permit de confirmer ses intuitions et de se préparer à la suite des opérations, si on peut emprunter cette expression militaire, tant la vie paraît relever d’un combat inégal et sans foi ni loi. Aujourd’hui, je ne sais pas dire si j’ai gagné ce combat, juste qu’il a laissé des traces.

Le premier jour, après son invitation à m’asseoir en face de lui et après m’avoir offert une menthe à l’eau, il parla peu. Dans ses yeux, la tristesse voyageait, comme une voile sur un fond bleu. La mer, la Méditerranée. Et les années, autrefois.
Cela je le sentais, sans savoir de quoi il s’agissait exactement. Mais l’amitié c’est peut-être cela. Comme la poésie. Comme la guitare flamenco. Et il me dit, à bientôt peut-être, peut-être à demain ?

En redescendant vers le centre-ville, j’empruntai à dessein tous les détours connus de moi et même ceux dont j’avais seulement repéré les abords. Le printemps s’approchait, l’air était léger, la lumière encore douce et le caractère joyeux des rues était communicatif. Beaucoup de gens souriaient et moi, pressentant alors n’être jamais capable de capter un long moment de bonheur, je dégustais cet instant, éphémère et bon, sous le soleil.

Cette nuit-là, je ne m’endormis pas tout de suite. Couché sur mon lit les yeux grands ouverts, je me demandais ce que je pourrais bien faire de ma vie et de cette nostalgie qui m’envahissait si souvent, sans que j’en connaisse la cause.



Je ne revins pas tout de suite au café Sophocle, car le bahut organisa une série d’examens blancs pour nous préparer aux épreuves de juin. Passée cette semaine de pensums, je repris la rédaction de mots d’excuse, et pour me faciliter le travail en évitant le nombre d’occurrences propice à une mise en cause de ma calligraphie d’après motif, je confectionnai des mots valables sur plusieurs séquences, toujours signés du surveillant général.

Et je pus donc revoir Sophocle assez souvent.

Je suis incapable de retracer sur ce cahier l’ensemble de nos conversations .Je parle d’un homme et quand on parle de quelqu’un il faut le faire avec beaucoup d’humilité, il est si difficile de se connaître soi-même.

« La méditerranée, c’est la mère, fils ! C’est le grand œil bleu dont toute la vie est née. Elle a mis le soleil juste au-dessus d’elle et puis après tout s’est organisé autour, jusqu’aux pays à découvrir. Voilà il faut toujours garder ça en tête et dans ton cœur : où tu te trouveras, dans n’importe quel pays, dans le grand nord de l’Alaska, à Bangkok, dans les grandes plaines américaines, tu auras toujours au plus profond de toi cette méditerranée qui est ta mère parce qu’elle est la mère de nous tous.
Et ce n’est pas tout : portant avec toi cet héritage comme la plus grande richesse digne de toi que tu ne pourrais jamais gagner de toute ta vie, tu as un devoir envers elle et envers les hommes qui la composent. »

Quand Sophocle parlait en s’animant, sa respiration pouvait devenir difficile et il s’arrêtait, s’excusant du bout des yeux d’avoir été un tantinet péremptoire. Mais le silence qui s’ensuivait appelant à la méditation témoignait à lui seul de sa profonde conviction à l’égard de ses propos et du besoin qu’il avait de partager avec les autres ces évidences bonnes comme le pain.

Bientôt les vacances de Pâques arrivèrent, avec le mois d’avril encore frais, instable et déjà délicieux cette année-là dans le sud de la France. J’en profitai pour réviser le matin mes cours d’histoire et me réservai les longues après-midi pour m’échapper de l’appartement maternel. Pâques approchait et la perspective du repas familial m’effrayait. Toutes ces questions auxquelles je n’avais pas envie de répondre : »Qu’est-ce qu’il voudrait faire plus tard ? Après le Bac ? Vers quelles études veut- il s’orienter ? En lettres, il n’y a guère de débouchés ! »

Pendant cette période où je n’avais plus besoin de me faufiler entre les aiguilles complices des pendules, mes itinéraires se firent plus simples, plus directs. Si j’avais trouvé Sophocle à l’issue de tours et détours tarabiscotés, je savais le retrouver aussi en moins d’une demi-heure.
En passant par les remparts, puis en empruntant assez longuement une large avenue rétrécissant peu à peu, des escaliers munis de rampes en fer qui nous élevaient de terrasses en terrasses, enfin une ruelle bordée d’un mur blanc, je débouchais sur la petite place où se situait le café Sophocle.
En montant, je passais devant les boulangeries-pâtisseries dont les vitrines exposaient des œufs en chocolat, noirs, blancs, café, noisette, tous plus gros les uns que les autres. C’était Pâques, la grande fête chrétienne. Je me rappelais ma communion solennelle et le cierge pascal, gravé des lettres rouges Alpha et Omega, de ma promesse, plutôt de tout ce qu’on nous avait fait promettre, à 11 ans. C’était l’éducation ? La tradition ?
Je me croyais parfois anarchiste. Pas vraiment sûr. Pas vraiment prêt pour d’autres croyances.

Le ciel bleu. Le ciel vide ? En philo, on discutait de l’existence de Dieu, plus exactement, on apprenait la façon dont les philosophes discutaient de l’existence de Dieu.

« Qu’est-ce que tu feras plus tard ? » Je sursautai. Cette question, c’est Sophocle qui me l’avait posée. Mais je compris immédiatement qu’il ne me la posait pas dans les mêmes termes que celle dont j’étais menacé dans les repas de famille. Il parlait de la vie, c’était ça la question. Pas forcément quel travail, mais la façon dont on le ferait. Alors je trouvai que c’était une bonne question, à laquelle je n’avais pas encore de réponse, mais c’est une question à se poser tout au long de sa vie : celle du comment à la place de celle du quoi. La question du style et de la légèreté.

Sophocle me parlait des bateaux. Il m’en donnait les noms, me les décrivait, dessinait leurs itinéraires, s’attardait sur leurs cargaisons et leur état, surprenant, de délabrement.
Il évoquait les différents métiers qu’il exerçait à bord, souvent cuisinier, parfois homme à tout faire. Il me disait aussi les langues qu’il comprenait et les mots de ces langues méditerranéennes, déjà mélangées, ces mots qui voyageaient depuis des siècles avec les marins, de la mer à la terre, puis remontaient à bord, en ramenaient d’autres avant de débarquer à nouveau au milieu des marchandises sur des quais plus lointains.

Je rêvais. En l’écoutant je rêvais. Je voyais défiler devant mes yeux le grand kaléidoscope de la vie. Je voyais tous ces ports autour de la méditerranée, ces hommes immenses conduisant leurs bateaux, la mer qui était leur gagne-pain et qui était là depuis toujours, depuis le commencement et qui sera présente aussi à la fin, s’il en est une.

L’éternité et le temps qui passe. Seulement 2 mois avant le bac. Et après ?

Ce fut Pâques : le repas familial se passa du mieux possible. La première tentative pour s’enquérir sur mon hypothétique avenir fut sèchement rabrouée par un de mes jeunes oncles qui déclara « A deux mois du bac, on pourrait lui foutre la paix ! » et la conversation reprit sur un sujet moins pernicieux.

Durant les deux mois précédant la date du fameux examen, je renonçai à mes activités de faussaire en signature, sauf pour rendre service à un camarade, afin d’étendre les plages horaires de ses après-midi amoureuses.

Je séchai encore quelques cours, mais ne cherchai plus à me justifier.
Ma mère fut convoquée et revint, en ayant appris seulement à quel point j’étais « bizarre. »

J’eus mon bac haut la main, avec mention. Pas grâce aux lettres, mais grâce aux maths, étrangement.

Je retournai voir Sophocle. Il n’était pas au café. Le patron m’a dit qu’il avait dû repartir. Où ? Je ne sais pas. Peut-être Marseille, peut-être un embarquement.


C’était l’été, c’était le mois de juin, c’était les jours les plus longs.

Dans le café, à la radio, Gilbert Bécaud chantait « Et maintenant, que vais-je faire, de tout ce temps que l’on m’a donné ? »

Bernard Gueit

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