A cette époque
la nuit étalait ses paillettes bleues
dans mon cerveau
cela semble si loin
cela pourrait n’avoir jamais été
si je n’arrive pas à le dire
pourtant la nuit
étalait des paillettes qui se brisaient
dans mon cerveau
la vie
la vie ne donnait pas ce dont j’avais besoin
de l’air de la lumière du bruit
des fleurs
la vie elle crevait
l’étoffe de mes 20 ans
je lui en veux encore
je la faisais
la vie sans trop savoir comment
à coup de grands trous noirs
la mer me poussait de son épaule
et je tenais debout
appuyé contre le vent
en offrant mon sourire aux poissons
c’est idiot j’avais 20 ans
le plus bel âge de cette vie de merde
Et j’ai vu les douze coups de minuit s’envoler avec la chouette
et tous les livres que j’avais lus
peu à peu sortir de ma mémoire en file indienne
et ce que j’avais appris moi et mes frères
s’effacer du tableau noir
et les mots de ma langue bousculés sur les trottoirs
où la vie cherche à se rassembler
Je savais que ça ne serait pas facile
que le temps userait notre peau sous les chandails
que nous étions déjà addicted au sommeil éternel
que nos rêves de fumée bleue étaient bien moins solides que la terre
qui elle-même
que l’ombre que nous transportions dans nos poches
il nous faudrait l’échanger
contre de vrais passeports une véritable identité
qu’il nous faudrait vivre à la lumière et au soleil
à nos risques et périls
qu’il nous faudrait ainsi dévider le fil des jours
et passer autant de temps et même plus encore
à comprendre qu’à agir
et que l’un comme l’autre nous amènerait au
même endroit paisible
à la rivière des amoureux
ou tout autre cours d’eau qui fera l’affaire
en ces temps troublés
où l’amour et la rivière
se cotoient
Si j’avais su que tout ce temps n’était là que pour passer
qu’il suffisait de se mettre de côté
pour le voir arpentant le port les boulevards les ramblas de Barcelone
sans vieillir
peut-être aurais-je moins cherché à comprendre me serais-je moins donné aux livres
et ils ne m’auraient pas eu
peut-être aurais-je su en marchant dans les pays sans réfléchir
quelques langues étrangères
le monde me serait paru plus simple plus accessible
Mais moi qui voulus toujours apprendre
comment aurais-je pu savoir ?
Et j’ai vu le ciel tomber parfois si bas
que même la poésie n’y pouvait rien
et les journaux enserrer le pauvre cœur de la terre
quand son sang coulait au 20heures
Je n’avais pas prévu ça
pourtant nous apprenions l’histoire et la géographie
le latin le grec même l’instruction civique
et les platanes approuvaient très largement cet enseignement laïque gratuit obligatoire
et leur humanisme m’accompagna longtemps
même dans l’ivresse de la liberté
où je vis des acteurs comédiens
presque nus
crier leur soif de vivre face au soleil
et clamer leur horreur de la guerre au Vietnam
dans un théâtre en pierre
tandis que les B52 bombardaient sans relâche
des bouts de jungle et de rizière
Et alors je m’éloignai de la poésie
qui ne pouvait nous aider
à frapper au cœur ce monde dont nous ne voulions plus
et je crus aux idées qui allaient enfin soulever cette terre
en crise permanente dont chaque soubresaut pouvait être le dernier
mais la terre retomba sur ses milliards et ses dow-jones
ses Pershing et ses SS20
écrasant pas mal de nos idées et quelques camarades au passage
recouvrant les pavés chantants de la jeunesse
par un bitume de sérieux
Dans cette bataille qui ne fut peut-être jamais livrée, qui saura jamais ce que nous avons perdu ?
Et je vis ainsi les rues devenir plus grises
d’immenses tours surgir au long des avenues
la morale pérorer au devant de la scène
la morale pas l’éthique
on nous apprit l’histoire la guerre économique
on nous coula dans le béton du conformisme
parfois des drapeaux surgissaient de nulle part
des braseros s’enflammaient de paroles lyriques
et la poésie revint dans ma bouche comme un fruit
La photo est de Jacques Renou. Elle a été prise à la fête interculturelle des quartiers sud, au milieu des années 80. Je suis avec Sidi Coulibaly, poète, chanteur, danseur avec qui nous avions monté des spectacles mêlant poèmes, chants, danse, musique sur le thème de l'afrique et des relations entre les peuples, les gens.Le poème revisite une partie de ma jeunesse "comme si la caméra s'était arrêtée sur quelques années charnière"